Les origines
A la fin du XIXe siècle, les familles ouvrières vivent dans une grande misère matérielle et morale. Portés par un élan de charité chrétienne, parfois motivés par des intérêts sociaux et économiques bien compris, de nombreux philanthropes reconnaissent que le lopin de terre peut constituer un remède efficace à l’alcoolisme endémique des ouvriers et à l’état sanitaire lamentable de leurs familles, touchées en particulier par la tuberculose. Le mouvement est général en France et les Versaillais ne sont pas en reste.
Créée le 11 juillet 1903 dans le prolongement d’une première association née en 1901, l’Œuvre des Jardins ouvriers de Versailles et des communes environnantes a pour but de « venir en aide aux personnes qui vivent de leur travail, en mettant à leur disposition gratuitement des terrains pour y cultiver des légumes et subvenir aux besoins du ménage. » En 1903, Versailles possède déjà vingt-deux jardins ouvriers, pour quatre seulement gérés par la Ligue du Coin de terre et du foyer à Paris.
L’acquisition du site des Petits-Bois
Entre juillet 1903 et décembre 1906, l’Œuvre des Jardins ouvriers de Versailles dispose de 22 jardins répartis entre Porchefontaine et Montreuil. Le 25 décembre 1906, elle signe avec M. Paul Legeas un bail de location de 9 ans, avec promesse de vente venant à échéance le 31 décembre 1915, portant sur un terrain de 1,89 hectare cultivé en marais qui est délimité au nord par la rue de la Ceinture, à l’ouest par la rue Saint-Nicolas (anciennement ruelle Bazin), au sud par la rue des Petits-Bois et à l’est par la propriété de M. Bidard. Ce terrain est enclos de murs et comprend sept puits, un bassin servant de réservoir d’eau, une maison d’habitation avec écurie, des appentis, un hangar en bois et une maisonnette en fond de terrain. L’Œuvre établit son siège dans la maison déjà construite au 9, rue des Petits-Bois[1]. Et cette situation ne changera pas pendant plus d’un siècle en dépit de la diversification des sites de jardins et des changements d’administrateurs.
En 1912-1913, l’Œuvre se développe sur plusieurs sites, sa notoriété grandit, le nombre de ses adhérents augmente (plus 20 % en deux ans) et de nouvelles subventions apparaissent, dont celle du Conseil Général de Seine-et-Oise. Les finances sont saines. Lors de sa réunion du 29 mars 1914, le Conseil d’administration décide donc l’achat du terrain des Petits-Bois avec ses aménagements et constructions pour un montant total de 55 000 francs. Cette somme est payée par neuf administrateurs qui, aux termes du contrat, se verront rembourser leur avance dans le cadre d’un prêt hypothécaire portant intérêt de 4 % et amortissable sur 28 ans. La Société des Jardins ouvriers de Versailles aurait donc dû devenir la « pleine propriétaire » de ses terrains et constructions en avril 1942, date de la dernière échéance prévue du remboursement. La dette sera cependant éteinte bien plus tôt, entre autres, grâce à une revente partielle de terrain.
Jardins ou habitations : le dilemme
« Les créations de la Société française des HBM et de la Ligue du coin de terre et du foyer ont été quasiment concomitantes tant dans la philosophie, le temps, que dans les objectifs visés. Leurs fondements idéologiques, tournés vers la reconstitution de la famille, la moralisation de l’individu et la lutte contre le socialisme, étaient sensiblement les mêmes, et leurs promoteurs militaient pour que les classes populaires puissent jouir d’un logement et d’un coin de terre. Ainsi, dans les statuts de la LCTF, on notait, parmi ses desseins, « ceux qui ont pour but d’assurer la jouissance permanente et autant que possible la propriété d’un coin de terre à cultiver et d’une habitation convenable pour toute famille honnête et laborieuse », et de « soutenir les sociétés pour la construction d’habitations ouvrières à bon marché ». La loi Ribot, en les autorisant à emprunter aux caisses d’épargne et à la Caisse des dépôts et consignations, met ainsi les sociétés de jardins ouvriers et celles d’HBM sur le même plan. »[2]
La Société des Jardins ouvriers de Versailles accompagnera avec bienveillance le développement du logement social dans la Cité royale. Son président, Paul Philippe, sera d’ailleurs membre du premier conseil d’administration de l’Office public d’HBM de Versailles créé en 1927, il est vrai en tant que représentant du Conseil municipal. Cette bienveillance se paiera au prix d’un sacrifice sur les terres de jardin, mais ce sacrifice sera compensé par des avantages financiers non négligeables pour la pérennité de l’œuvre.
Deux terrains vont être vendus le 25 juillet 1928. Le premier d’une contenance de 1816 m² concerne une bande de terre prise le long de la rue Saint-Nicolas sur une longueur de 109 m et une profondeur de 16,55 m, le deuxième d’une contenance de 163,55 m² représente le chemin longeant ladite bande de terre. L’acquisition de ces parcelles par la Ville de Versailles fait suite à une décision du Conseil municipal du 17 juillet 1926 en vue d’une dotation immobilière à faire, à titre purement gratuit, à l’Office Public d’Habitations à bon marché de la Ville de Versailles, lequel Office est obligé par la vente à accorder un droit de préférence aux familles nombreuses pour l’attribution des logements qui seront édifiés. Ce dernier argument rendra la vente plus « légère » aux administrateurs de la Société des jardins, vente rendue de toute façon incontournable par la déclaration d’utilité publique de l’opération au profit de l’Office Public d’HBM. Le transfert de propriété des parcelles sera effectif le jour même de la signature, passant directement des Jardins à la Ville et de la Ville à l’Office. Ces ventes conjointes rapporteront 89 070 francs à la Société des Jardins ouvriers. Si la redevance des tenanciers constitue toujours une part importante des recettes, la transaction va permettre à la Société des Jardins de procéder à un remboursement anticipé. En effet, celle-ci se libère de ses créances envers les neuf bailleurs au cours des années 1929 et 1930.
Le temps difficile des « Trente Glorieuses »
En 1937, la Société des Jardins ouvriers de Versailles et des communes environnantes regroupe quatre sites de jardins : Petits-Bois, Ville d’Avray, Le Chesnay et Chantiers. Avec la mise en exploitation de « jardins de guerre », son territoire s’élargira notablement à partir de 1941 : Rocquencourt, Buc, Sans-Souci, la Ménagerie, Porchefontaine ou encore Chèvreloup. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’association des Petits-Bois gère 1 464 jardins couvrant plus de 25 hectares. Le renversement de situation sera rapide dans le courant des années 1950 pour diverses raisons. D’abord, les propriétaires réquisitionnés recouvrent leur droit, ensuite, l’époque a une autre priorité : « Il faut construire des logements ! » Mais c’est aussi la notion même du “jardin ouvrier” qui change dans l’après-guerre, une évolution sociétale se reflétant dans l’adoption du terme “jardin familial” dans la loi du 26 juillet 1952. Cette dernière encadre la gestion des jardins familiaux en stipulant que ces jardins sont affectés à « des particuliers y pratiquant le jardinage pour leurs propres besoins et ceux de leur famille, à l’exclusion de tout usage commercial » et que leur gestion doit être assurée par des associations déclarées conformément à la loi de 1901.
Évidemment, les jardiniers ouvriers des Petits-Bois seront aussi menacés par la poussée urbaine des Trente Glorieuses, même si, contrairement à la très grande majorité de leurs homologues en France, ils sont propriétaires de leur terrain. L’attaque sera brusque et directe. En 1955, le député-maire de Versailles, André Mignot, écrit au Président de l’Association des Jardins ouvriers, Emile Fuzellier, par ailleurs son adjoint à la Mairie, qu’il faut « envisager pour l’avenir le déplacement des jardins ouvriers qui ne pourront pas demeurer dans un quartier à bâtir…» Sentant qu’il s’agit d’une question de survie pour leur « œuvre », les jardiniers vont cependant résister et l’épreuve de force tournera à leur avantage, dans un premier temps.
En 1961, les bâtisseurs municipaux s’y prennent autrement pour grignoter le territoire des jardiniers. La Ville de Versailles propose un échange de parcelles à l’Association des Jardins familiaux. Pour cette dernière, la transaction est impossible à refuser en raison d’une déclaration d’utilité publique. En août 1962, l’Association cède ainsi à la Ville deux parcelles d’une superficie totale de 5 637 m², qui sont détachées de son site des Petits-Bois, l’une située rue de la Ceinture, l’autre rue des Petits-Bois. En contrepartie, la Ville cède à l’association une parcelle en forme de triangle d’une contenance de 4 665 m² située 75, rue de la Bonne-Aventure[3]. L’association reçoit de la Ville une soulte de 91 600 NF[4]. Financièrement intéressante pour les jardiniers, l’opération se révèlera pernicieuse puisque la parcelle obtenue sera reprise définitivement par la Ville en 1970 pour la création d’un jardin public.
Les grands changements des années 1980
A la fin de l’année 1971, l’association n’a plus que deux sites : le groupe Paul Philippe à Petits-Bois (79 jardins d’environ 125 m² sur un terrain en pleine propriété) et le groupe de la Ménagerie (34 jardins d’environ 200 m² sur un terrain en location au Domaine du Château de Versailles). Pour les jardiniers, c’est l’heure d’une véritable prise de conscience : « Il est souligné encore une fois, le mauvais état des abris, ce qui donne un aspect de « zone » à nos jardins et ne plaide pas en faveur de leur maintien. » Une nouvelle approche de la gestion des jardins, et surtout des cabanes, va faire son chemin : les jardiniers ne les possèderont plus, l’association en deviendra la détentrice. Les cabanes seront ainsi remplacées par des chalets en deux phases (1979 et 1982). Puis les chalets cèderont à leur tour la place à des abris de jardin en deux tranches s’étalant de 1993 à 1996. Pour survivre, les jardins familiaux s’adaptent et changent donc leur image. Ils vont aussi faire évoluer leur pratique culturale : engrais verts, « zéro phyto », pas de feu, engins à moteur proscrits sur le site Petits-Bois, arrosage à l’arrosoir et récupération des eaux pluviales au niveau de chaque cabane. Ajouter à cela les obligations ancestrales propres à cette catégorie de jardins : présence de fleurs en bordure d’allées, potager en principal, arbustes et arbres fruitiers autorisés avec des élagages correspondants.
Un autre changement essentiel va survenir dans le courant des années quatre-vingts : les élus et les notables abandonnent la gestion de l’association et les réserves financières s’évanouissent. A partir de 1987, les jardiniers prennent leur destinée en main et les subventions disparaissent. Dès lors, le budget reposera exclusivement sur la cotisation annuelle des jardiniers et se devra d’être équilibré. En 2010, le poste des dépenses se composait des frais de fonctionnement (4 682 €), de la location du terrain de la Ménagerie (2 520 €) et de l’eau (1 860 €). Le logement du gardien est prêté à titre gratuit avec en compensation des prestations de l’occupant : taille et désherbage des parties communes, sortie des poubelles, etc… L’Association des Jardins familiaux de Versailles est exonérée de la taxe foncière ; la taxe d’habitation est en revanche acquittée par le gardien. Les jardins sont attribués sur demande avec une obligation à cultiver. L’attribution ignore les conditions de nationalité, d’origine ou d’appartenance. Si la grande majorité des lots est allouée aux “locaux”, l’Association accueille aussi des habitants des communes environnantes.
La législation française prévoit une protection et une préservation des jardins familiaux, composante essentielle de la « Ville verte » : « En cas d’expropriation ou de cession amiable, dans le cadre d’une opération déclarée d’utilité publique, de terrains exploités comme jardins familiaux, les associations ou les exploitants évincés membres de ces associations pourront, s’ils le souhaitent, obtenir de l’expropriant qu’il mette à leur disposition des terrains équivalents en surface et en équipements, sans préjudice des indemnités dues pour les frais de réaménagement. » Mais la vigilance reste toujours de mise pour les jardiniers car nul n’ignore que les dieux de la ville ont toujours soif de terre !
[1] Seul changera le numéro qui deviendra le 1 rue des Petits-Bois à la suite du déplacement de la barrière d’octroi et du changement de numérotation de la rue de la Bonne Aventure.
[2] « Le Logement social en France », Jean-Marc Stébé, PUF, 2011
[3] C’est-à-dire à une dizaine de mètres seulement du site des Petits-Bois
[4] En 1962, un jardinier acquitte une cotisation annuelle totale de 14,70 NF au groupe Paul Philippe.